L'histoire est-elle en train de se répéter ? Colruyt prend-il le même chemin que Delhaize il y a quelques années ? Au vu des circonstances actuelles, de nombreux scénarios sont possibles.

Flashback au 13 mai 2012. Il y a presque 10 ans jour pour jour, surgissaient les premières rumeurs concernant le rachat de Delhaize par Ahold. Après un scandale comptable en 2003, Ahold a redressé la barre et mis de l'ordre dans ses affaires, notamment en réalisant de gros investissements dans la logistique. Cela a permis au retailer néerlandais, cher et chic à l’époque, d'augmenter son chiffre d'affaires et sa rentabilité. Par la suite, en lançant des magasins en Belgique, il a gagné une guerre psychologique face aux actionnaires familiaux de l'ancien Delhaize Group et pris le contrôle de l’enseigne belge.

Le même sort attend-il Colruyt aujourd'hui ? Le retailer de Halle est-il une proie pour l'entreprise 100% familiale Jumbo ? Ce n'est pas inconcevable. Colruyt scie la branche sur laquelle il est assis : l'entreprise ne peut plus créer davantage de marge. Le groupe est tombé dans son propre piège, celui des prix les plus bas. Et les détaillants étrangers s'empressent de l'utiliser. Pour Albert Heijn, le marché belge est très petit, il peut donc se permettre d’y enregistrer des pertes, ce qu'il fait d’ailleurs selon plusieurs producteurs. Des fabricants nous ont confirmé qu'Albert Heijn vendait à perte. C’est illégal, mais aucun politicien n’ouvre les yeux car chacun veut être le héros et le sauveur du pouvoir d'achat. À n'importe quel prix, littéralement. Colruyt ne doit pas s'attendre à un quelconque soutien de ce côté-là. Pas même de la part de l'Autorité de la concurrence. De toute façon, cette dernière n’a jamais aimé la garantie du prix le plus bas de Colruyt.

Une autre raison est le faible ‘free-float’ de Colruyt : environ 60% des actions sont détenues par la famille, composée de plusieurs centaines de descendants. Sur ce point Jef Colruyt a fait du très bon travail : il a créé un pacte familial qui lie les actionnaires entre eux de sorte qu'il est difficile de lancer une OPA. Bien sûr, les actionnaires minoritaires peuvent toujours lancer une procédure lorsque la valeur des actions s'évapore, mais ils seraient probablement mis en minorité dès le premier vote. Par ailleurs, l'actionnaire historique Sofina réduit progressivement sa participation dans le groupe Colruyt. C'est toujours un signal important lorsque l'actionnaire et partenaire historique de Colruyt se retire.

Et récemment, Colruyt a aussi trébuché en matière de communication. À chaque annonce difficile, le groupe la contrebalance par une communication préalable. Ce fut le cas lorsqu'il a dû annoncer de mauvais résultats pour la toute première fois (et le rachat du retailer ZEB a été poussé sous les feux de la rampe). Et la semaine dernière, la même approche a encore été utilisée en dévoilant la nouvelle stratégie : la plupart des médias n'ont pas apprécié cette manœuvre. En fait, le principal handicap n'est pas tant la mauvaise communication, mais bien « l’affectio societatis ». Lorsqu'une entreprise peut compter sur la bonne volonté d'un gouvernement, d'un peuple ou des médias, des choses intéressantes peuvent se produire. Prenons l'exemple de l'offre de rachat du français Carrefour par le canadien Couche-Tard : le gouvernement est intervenu. Ou la faillite de Blokker : l'idée est venue de faire acheter de petites parts de l'entreprise à une grande partie de la population néerlandaise, car celle-ci voudrait certainement sauver l'enseigne. Si vous ne pouvez pas compter sur un soutien massif sur votre marché national, c’est que vous avez perdu pied. Toute la question est de savoir où en est Colruyt aujourd'hui, et de quel soutien le retailer bénéficie encore.

Ainsi se retrouvent les deux derniers grands retailers belges dans une zone de turbulence. Louis delhaize a fait capoter ses plans d'investissement la semaine dernière : environ 100 millions ne seront pas injectés dans les magasins et le nouveau concept. Le distributeur belge signe son arrêt de mort. À moins que Louis Bourriez, haut cadre et actionnaire de référence, puisse sauver le groupe comme il l'a fait auparavant avec Match en France. L'autre retailer belge - Colruyt - est lui confronté à de nombreuses décisions difficiles, qui se rejoindront toutes en 2023 : digitalisation, développement géographique, intégration de participations, nouveau business model et/ou renforcement de la rentabilité, changement générationnel, acquisitions (ou être racheté), mais aussi transition durable, nouvelle consommation, commerce de proximité, e-commerce, etc.

Dans une société cotée en bourse, un CEO devrait s'accommoder de tels résultats à court terme, d'une communication défectueuse (dixit certains journalistes flamands), mais aussi d'un business model très rigide. Mais Colruyt est davantage une entreprise familiale qu'une société cotée en bourse. Dans le contexte actuel, Colruyt pourrait certainement utiliser une partie de sa montagne de cash pour continuer à racheter ses propres actions : créant ainsi de la valeur pour les actionnaires, un antidote (s'ils arrivent à passer la barre encore lointaine des 24%) et une liberté retrouvée pour expérimenter. Peut-être le groupe n'est-il pas fait pour être un véritable leader, et est-il plus apte à braver les eaux troubles en tant que holding ou à nouveau en tant qu'entreprise familiale ? C’est à cette question que devront répondre les futurs dirigeants de Colruyt. Mais vite, car l'horloge tourne, et à un rythme plus rapide que celui de Halle.