Schoenen Torfs joue à fond la carte de l’e-commerce, tentant de concurrencer Zalando et d’autres géants d’internet. David s’attaque à Goliath, mais le CEO Wouter Torfs est confiant : “Si, pour le même prix, vous avez le choix entre une entreprise belge et une entreprise étrangère, vous choisirez tout de même la belge, non ?”

Wouter Torfs arrive tout sourire au siège de l’entreprise, à Saint Nicolas. Il salue ses collaborateurs avant de nous serrer la main en s’excusant de son retard. “J’ai fait un détour par l’un de nos magasins. C’est une habitude que j’ai prise parce que j’ai besoin de ‘sentir le terrain’, de me rendre compte de la manière dont la clientèle juge notre service et le magasin lui-même. C’est généralement très instructif. J’ai pu constater aujourd’hui que la réserve de notre magasin de Lokeren fait près de 400 m2. Et je me suis dit : pourquoi ne pas agrandir la surface commerciale pour proposer davantage de chaussures ? Il faut aller sur le terrain pour juger de l’opportunité de telles transformations. Ce n’est pas, comme le font trop de jeunes managers, assis à son bureau à consulter des tableaux Excel, que l’on prend des décisions ! Ceci étant, force est de constater la percée de l’e-commerce. L’an dernier, notre webshop a progressé de 50% et, cette année, nous devrions atteindre une croissance de 40%. La vente par internet est devenue notre priorité et nous avons l’intention de continuer nos investissements.”

De quelle manière ?

Nous lancerons d’ici quelques semaines une campagne télévisée, chose que nous n’avions encore jamais faite. Le message est simple : achetez dans un webshop de chez vous ! Il existe beaucoup d’excellents webshops belges mais les consommateurs ne le savent pas. Peu de clients savent que Schoenen Torfs vend aussi sur internet. Cela doit changer. Nous voulons inciter les consommateurs, quand ils achètent sur internet, à acheter belge. Il ne s’agit pas de chauvinisme mal placé mais d’une prise de conscience : sachez où et à qui vous achetez ! Si la plus-value reste dans le pays, elle y sera réinvestie. Cela donnera du travail ici. Le consommateur doit faire ce choix.

Vous pensez que le consommateur est sensible à l’argument ‘achetez Belge’ ?

Je ne suis pas naïf. La qualité et le prix sont des arguments plus déterminants. Mais à qualité et prix égaux, qu’est-ce qui vous empêche d’acheter à une entreprise belge qui offre le même service ? Un exemple : ma femme souhaitait commander un livre sur internet et s’est retrouvée à surfer, quasi automatiquement, sur Bol.com. Je lui ai dit : “Mais chérie, ne l’ont-ils pas chez Standaard Boekhandel ?” Ce à quoi elle m’a répondu “Probablement, pourquoi ?”.
Je lui ai demandé de vérifier : le prix était le même ! Pourquoi n’achetons-nous pas sur les sites belges ? Parce que nous n’y pensons pas. Et pourquoi n’y pensons-nous pas ? Parce que, tous les jours, nous recevons de la publicité de sites étrangers. Notre campagne télévisée vise à faire changer cette situation. Les retailers belges se laissent depuis trop longtemps tondre par les acteurs étrangers. Notamment en raison de la loi sur le travail de nuit, un problème qui est en n en passe d’être résolu.

Schoenen Torfs est la première entreprise où a été trouvé un accord sur le travail de nuit.

C’était important pour nous. En soirée,
après avoir mangé, les gens passent souvent
un moment sur internet. Sur notre site, le
pic de visites se situe entre 20 et 22 heures. Auparavant, les commandes passées après
19 heures n’étaient pas livrées le lendemain. C’est désormais le cas. En conséquence, nous perdons beaucoup moins de clients au pro t de concurrents tels que Zalando. Le client choisit toujours ce qui est le plus confortable pour
lui. Je pense que la réglementation actuelle ne va pas encore assez loin. On peut commander jusque minuit sur le site de Coolblue. Nous espérons y arriver un jour en Belgique car nous le faisons déjà aux Pays-Bas où nous travaillons avec PostNL. Le consommateur néerlandais n’accepte plus de ne pas être livré le lendemain quand il passe commande après 19 heures. La tendance actuelle est claire : le client est roi ! Nous n’avons d’autre choix que de suivre, mais ce n’est pas un problème car nous gagnons de l’argent. Notre webshop génère 13% de notre chiffre d’a aires global. D’après les statistiques de GfK et Comeos, la part de l’e-commerce dans le chiffre d’a aires des secteurs de la chaussure et de la mode est de 6 à 7%. J’estime que nous devrions atteindre 20 à 30%.

Mais vous l’avez dit vous-même : Zalando a une sérieuse avance sur Torfs...

Effectivement. Personne ne les connaissait et ils sont devenus les rois du marché de la chaussure et de la mode. Nous, Belges, avons été trop gentils et trop modestes, Torfs comme les autres d’ailleurs. Car nous pourrions être au même niveau que Zalando, également en matière de prix. Mais je suis optimiste : le meilleur est à venir. Des possibilités de croissance existent et nous avons un atout que ne possède pas Zalando : 75 magasins où les clients peuvent revenir, pour se plaindre ou pour un échange par exemple.

Nous jouissons également d’une grande crédibilité et d’une excellente réputation, tant auprès de nos clients que de nos collaborateurs. On ne peut tout de même pas ignorer ce qui
se dit sur les conditions de travail dans le centre de Zalando à Erfurt (tourné en caméra cachée, un reportage accablant a été diffusé sur la chaîne allemande RTL en 2014, ndlr). Un consommateur un tant soit peu responsable y réfléchira à deux fois avant de passer commande. Du moins je l’espère.

Zalando a également réussi
 à creuser l’écart en perdant longtemps de l’argent et en dépensant beaucoup. Une politique impensable pour une entreprise familiale comme Torfs. Est-ce un gros handicap?

Je ne sais pas. L’entreprise a 75 ans et je 
peux affirmer qu’elle est saine et possède suffisamment de réserves que pour investir. Nous n’avons pas les finances de Zalando mais cela ne nous empêche pas d’avancer. Nous devons être audacieux. Lorsqu’un magasin nécessite des travaux, nous devons demander l’accord du conseil d’administration, ce qui ralentit la décision. Nous devons donc opérer un shift pour accélérer certains processus.

Il y a beaucoup de remue-ménage autour de l’accord de gouvernement de cet été. Comeos estime qu’il s’agit d’un coup d’épée dans l’eau. Qu’en pensez-vous ?

C’est la question du verre à moitié vide ou à moitié plein. J’ai tendance à considérer qu’il est à moitié plein. L’abaissement de l’impôt des sociétés va leur donner de l’oxygène et permettre à l’économie de repartir à la hausse et, espérons-le, réduire le chômage. Que les gens puissent gagner 5 ou 600 euros de plus avec des petits jobs me semble être une bonne chose. Par contre, un précompte de 0,15% sur les comptes titres – l’impôt sur la fortune – est davantage de l’ordre du symbole.

Vous avez une participation dans FNG, une entreprise qui a permis à Brantano de renaître de ses cendres. N’est-ce pas étrange d’avoir des intérêts dans une marque concurrente ?

La question est de savoir s’il s’agit d’une marque concurrente. Pour une grande partie, nos activités ne se chevauchent pas. Schoenen Torfs continue de progresser de 5% par an sur un marché où Brantano a rouvert de nouveaux magasins, souvent situés à proximité des nôtres. Notre webshop progresse lui aussi,
 ce dont nous sommes satisfaits. Je pense que la concurrence se fait sentir ailleurs,
dans le segment le plus bas où elle est féroce. Ajoutez au tableau la montée en puissance 
de l’e-commerce et vous comprendrez 
que, dans ce segment-là, les fermetures de magasins sont inévitables. Il n’en est pas question pour l’instant chez nous. Je suis très heureux d’avoir un assortiment très différent : nous travaillons dans le segment moyen, assurément le meilleur. Mais nous restons sur nos gardes. Si aujourd’hui Geox et Gabor vendent par notre intermédiaire mais que, demain, ces marques souhaitent également passer par Brantano, les choses risquent de se compliquer : nous ne céderons pas !

La numérisation galopante 
permet aux chaînes d’accumuler énormément de données sur leurs clients. Faites-vous la même chose ?

Oui, mais pas depuis très longtemps. Pour être franc, nous sommes en retard sur ce plan-là. Notre Customer Relation Management (CRM) n’a pas plus d’un an. Avant cela, nous n’avions rien, non pas que nous y fussions opposés, mais parce que je m’interrogeais sur l’utilité pour nous d’un CRM. En un an, nous avons collecté 800.000 adresses, une mine d’informations. Dès lors que nous savons qui achète quoi, à quelle fréquence et à quel prix, nous pouvons mettre en place une communication qui a du sens. C’est quelque chose de nouveau pour nous. Il y a environ un an, nous avons engagé un chief digital officer qui s’occupe de tous les aspects loyalty mais aussi de notre webshop. Auparavant, ces tâches étaient dévolues au service marketing. Nous vivons une époque passionnante car nous apprenons tous les jours. Il faut sans cesse voir plus loin, anticiper. On ne peut pas ouvrir un webshop et se contenter d’attendre que le client clique.

Voilà trois ans que Torfs a ouvert un webshop aux Pays-Bas. Qu’avez-vous appris ?

Que c’est un marché difficile ! Nous y avons réalisé un chiffre d’affaires de 1,7 millions d’euros, 10% de ce que génère l’ensemble de nos ventes sur internet. Pour vous donner une idée, cela représente le chiffre d’affaires moyen d’un magasin Torfs. Ce n’est pas mal mais pas extraordinaire et, en tout état de cause, logique puisque personne ne nous connaît. Nous devons être prêts à investir dans le marketing numérique, c’est-à-dire
le SEO (search engine optimalization) et le SEA (search engine advertising). Ce sont des budgets très importants.

Torfs ouvrira-t-il des magasins physiques aux Pays-Bas ?

Non. Torfs est un concept de périphérie, inapplicable aux Pays-Bas. Brantano a tenté d’y ouvrir des magasins de centre-ville il y a une vingtaine d’années mais ce fut un fiasco. Il faut y réfléchir à deux fois avant d’exporter son concept de magasin.

Vous pensez tout de même à en ouvrir en Wallonie alors que vous y êtes totalement inconnus.

Nous pensons que le marché recèle des possibilités de croissance. Nous projetons l’ouverture de deux magasins d’ici 2019
dont l’un, c’est acquis, à Dinant. S’il n’est
pas question d’ouvrir cinquante magasins
en Wallonie, il me semble qu’une quinzaine est un objectif tout à fait raisonnable. Sur le plan de la mode, les goûts sont différents en Wallonie, plus proches du style français que je qualifierais de plus ‘élégant’. Nous allons donc devoir adapter 15% de notre assortiment. C’est surtout dans l’e-commerce que la Wallonie offre des opportunités car nos concurrents ne sont encore quasiment nulle part. Nous entendons saisir notre chance.

A l’image d’autres marques, vous aimeriez créer une ‘communauté’. Comment comptez-vous 
procéder ? 

De différentes façons. Entre autres en demandant à nos clients quelles initiatives soutenir avec les 250.000 euros que nous versons chaque année à différents organismes de bienfaisance. Nous leur avons demandé d’expliquer clairement leurs motivations. En quelques semaines, nous avons reçu de 2 à 300 propositions. Nous avons donné 1000 euros à chacune. C’est une jolie manière d’impliquer nos clients dans l’entreprise et c’est une chose dont les gens parlent entre eux.

Nous voulons partager notre culture d’entreprise avec nos clients. Depuis peu, nous organisons également des ladies’ nights : après avoir été accueillies par le verre de l’amitié, nos clientes peuvent solliciter les conseils de notre styliste Jani, se faire coi er, se faire manucurer, etc. La première s’est déroulée
 à Zoersel il y a quelques mois et la prochaine aura lieu d’ici quelques semaines. Le succès est déjà au rendez-vous !

Schoenen Torfs se profile comme une entreprise socialement responsable. Les valeurs que vous défendez sont-elles un important argument de vente ?

Ce n’est évidemment pas l’unique raison qui incite les gens à acheter chez nous, mais il est clair que, sur le long terme, c’est un argument porteur et qui, je n’en doute pas, prendra de plus en plus d’importance. Regardez Colruyt : voilà une entreprise qui réfléchit de manière cohérente et conséquente à l’environnement et au développement durable. Cette politique incite-t-elle les gens à acheter chez Colruyt ? Pour la plupart d’entre eux, la réponse est clairement non mais, à terme, elle deviendra un préalable incontournable. Je ne pense pas que l’adage Take the money and run soit réellement l’avenir. Du moins je l’espère...