Hein Deprez ne croit pas à l’apocalypse que certains oiseaux de mauvais augure prédisent au secteur du retail. Bien au contraire, le grand patron de Greenyard est convaincu que l’avenir appartient aux supermarchés. “Mais le secteur doit changer son mode de pensée et réussir à intégrer complètement la donne internet.”

Hein Deprez (57) nous reçoit dans son bureau, niché au dernier étage du bâtiment qui abrite le siège central de Greenyard à Wavre-Sainte-Catherine. Surnommé l’empereur des fruits et légumes, l’homme est d’une grande affabilité. La voix est douce et posée, mais le discours est ferme et décidé. Et il peut l’être : Greenyard se porte bien, très bien même. Au cours des douze derniers mois, d’avril 2016 à mars 2017, l’entreprise a vendu pour quelque 4,25 milliards d’euros de fruits et de légumes aux supermarchés, soit une progression de 7,1% par rapport aux douze mois précédents. Les produits de l’entreprise belge se retrouvent sur les étals de nombreux supermarchés européens. Même le géant du l’e- commerce américain Amazon se fournit chez Greenyard pour achalander ses supermarchés allemand et britannique en ligne.

Le parcours d’Hein Deprez a débuté alors qu’il avait à peine 20 ans. Petit-fils de fermier, il a acheté un lopin de terre à Belsele pour y cultiver des champignons. “J’ai énormément appris lors de la première année. En fait, tout
ce qui était nécessaire pour devenir ce que nous sommes aujourd’hui. Ma première leçon fut : comment livrer mes champignons le plus rapidement possible au consommateur ? Les choses doivent aller très vite pour des produits frais mais, à l’époque, c’était très compliqué voire impossible. Nous avons donc commencé à travailler avec des organisations qui ‘représentent’ les consommateurs : les retailers. Et nous l’avons fait d’une manière que l’on qualifierait aujourd’hui de disruptive.”

De quelle manière ?

Nous n’avons pas travaillé de la manière traditionnelle, celle qui consiste à produire
le plus possible pour dominer le marché et obtenir ainsi les prix les plus élevés. Non, nous nous sommes penchés sur les souhaits du consommateur et sur la manière de créer de
la plus-value pour le retail. Et pas seulement pour le retail : nous avons regardé aux deux bouts de la chaîne. Pour garantir un revenu durable au producteur, vous avez besoin
des meilleurs substrats pour la culture des fruits et légumes. Je n’ai jamais pensé autrement : comment améliorer les revenus des producteurs et fournir la meilleure qualité à des prix durables ? C’est cela qui importe car les produits doivent rester accessibles aux consommateurs. Et dans ce domaine, les retailers jouent un rôle clé.

Comment ?

Les acheteurs font encore trop souvent jouer la concurrence entre les fournisseurs.
Ce mode de fonctionnement devrait être abandonné. Le retailer de demain s’inquiète de l’assortiment idéal et pour son magasin et pour le consommateur. Ce n’est pas parce que vous avez acheté un produit peu cher qu’il est intéressant pour le consommateur. Le focus du retailer du futur est simple : qu’est-ce qui intéresse le consommateur ? Partant de là, nous pouvons construire une chaîne de production et de distribution avec des partenaires fidèles et qui travaillent l’un pour l’autre. Les produits frais exigent une chaîne dynamique, ce qui signifie que vous avez besoin de relations durables entre chaque maillon de la chaîne, du producteur au consommateur.

Ce n’est pas le cas aujourd’hui ?

Pas assez. Dans le système retail classique,
les pertes au niveau du consommateur sont de l’ordre de 30%. La chaîne s’est peut-être optimisée, mais le système veut que l’on pousse le produit dans les mains du consommateur alors que la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. C’est la raison pour laquelle la consommation de fruits et de légumes n’a pas évolué depuis 20 ans. Nous décevons beaucoup les consommateurs. Vous devez disposer d’une chaîne loyale où chacun est à l’écoute de l’autre. Les retailers doivent cesser de mettre sans cesse les producteurs en concurrence.

C’est l’unique moyen de créer une chaîne fidèle
et durable. Certains retailers semblent l’avoir compris. La technologie moderne entraîne également une plus grande transparence. Si vous êtes un bon producteur dont les produits sont durables, votre prix sera d’autant plus justifiable. Si vous voulez avoir un bon producteur, vous devez pouvoir lui assurer un prix correct sur le long terme. Autrement, vous tuez vos fournisseurs. C’est parce qu’ils sont au contact du consommateur que les retailers ont un rôle important à jouer.

Que doivent-ils faire selon vous ?

Prenons l’exemple des fraises : elles doivent être mises rapidement sur le marché et internet peut nous y aider. L’internet mondial ne va évidemment pas cultiver les fraises, les emballer et les apporter au consommateur mais, via internet, le producteur pourrait le prévenir de la période à laquelle elles seront en quantité sur le marché et lui envoyer un message du genre : ‘n’attendez pas jusque vendredi, achetez vos fraises dès lundi’.

Cela ne se fait pas encore aujourd’hui, ou alors trop peu. Les retailers se contentent d’opérer de manière classique, avec des folders promotionnels préparés des semaines à l’avance. Vu le timing, ce n’est pas adapté à notre activité. Etant donné que notre message tarde à atteindre le consommateur, il arrive un moment où l’offre devient excédentaire et qu’il se produit un phénomène de ‘goulot d’étranglement’ : nous devons conserver les fraises trop longtemps que pour pouvoir les livrer en parfait état aux magasins.

 

Et le consommateur ne se souvient que d’une seule chose : la mauvaise qualité des fraises.
In ne, nous détruisons beaucoup de valeur, situation à laquelle nous pourrions remédier
si nous avions une meilleure communication. Les nouvelles technologies de communication nous permettent d’être beaucoup plus réactifs. Albert Heijn l’a bien compris. Et vous pourriez même toucher encore plus rapidement le consommateur en lui proposant, pourquoi
pas, un service de livraison à domicile ou au bureau. Sur ce plan, les retailers ont l’avantage. Ils possèdent un vaste réseau et un énorme assortiment, une force dont personne d’autre sur le marché ne dispose.

 

Pourtant, le rachat de Whole Foods par Amazon a fait l’e et d’une bombe.

 

Sur ce sujet, ma réponse est très courte : Amazon est arrivé à la conclusion que vendre des produits frais exclusivement sur internet ne fonctionne pas. Car si cela fonctionnait, Amazon n’aurait pas procédé à ce rachat. Ils avaient prédit la n des magasins physiques mais cela ne se produira pas. En fait, Amazon a besoin d’un système de distribution et ce n’est possible qu’avec des magasins physiques. Pour faire parvenir des produits au bon moment au consommateur, vous devez avoir sa confiance, de bonnes relations, les produits justes, des personnes qui savent travailler les produits frais et une vision. Le même raisonnement vaut pour HelloFresh. Si vous passez commande aujourd’hui chez HelloFresh, vous n’aurez pas le choix entre 400 produits. Ils ne les ont pas. Mais nous, nous en sommes capables et les retailers aussi. Et ni Amazon ni HelloFresh ne peuvent nous concurrencer sur ce plan.

Vous a-t-il étonné qu’Amazon rachète précisément Whole Foods, une chaîne bio de luxe ?

Non. Whole Foods était à vendre parce que la chaîne ne progressait plus depuis plusieurs années. Il y a là un énorme paradoxe : la chaîne s’est lancée sur le marché en se présentant comme durable mais elle ne l’était pas puisqu’elle n’est pas arrivée à se développer. Leur produit est bien trop cher. Si même à Kensington, l’un des quartiers les plus riches de Londres, vous n’arrivez pas à trouver de public pour vos produits, où irez-vous ? Nulle part. Leur système est limité. Pourtant, le slogan était prometteur : back to the roots avec des produits sains et durables. Et puis, trop rapidement, tout s’écroule pour une raison très simple : si vous voulez être vraiment durable, vous devez aussi pratiquer des prix accessibles à tous. Si vous ne touchez que 5% de la population, vous ne l’êtes tout simplement pas.

Aujourd’hui, le bio touche précisément 5% des Belges. Croyez-vous à son avenir ?

Le bio est une excellente chose pour nous faire prendre conscience de la nécessité de changer. Il nous a poussé à nous interroger sur une manière plus durable de produire. C’est positif en soi mais je ne pense pas que ce soit la solution ultime parce que les coûts sont beaucoup trop élevés. De plus, le bio n’est pas toujours durable. Exemple : pour que des fraises puissent être labellisées bio, les racines des plants doivent être dans le sol mais, dans ce cas, il n’y a pas d’autre moyen que faire la récolte à genoux, ce qui est très pénible.

Nous préférons la culture sur substrat, à hauteur d’homme. La récolte est plus abondante et les conditions de travail sont meilleures. Mieux encore : les substrats ont permis de réintroduire la culture de la fraise dans le Benelux. D’ici cinq à dix ans, il ne sera plus nécessaire d’être labellisé bio et nous pourrons expliquer en quoi consiste le concept de durabilité et pourquoi le bio n’est pas toujours la meilleure réponse. Le bio ne doit pas conduire à une sorte de fondamentalisme qui nous referait reculer dans le temps. L’homme a accumulé des connaissances et nous devons nous servir de la technologie si nous voulons aller de l’avant.

Vous dites que fruits et légumes sont essentiels aux retailers.

Un retailer qui travaille bien peut obtenir une belle rentabilité de son rayon fruits et légumes. Il lui permet de se créer une identité propre
et, à partir de là, de créer de la valeur pour le consommateur. Le monde occidental ne peut pas manger plus, il doit manger différemment. Comment imaginer un modèle alimentaire
plus durable ? En l’espèce, les retailers sont nos partenaires naturels. Comment pouvons-nous faire cohabiter harmonieusement produits frais, surgelés et conserves de sorte à laisser le choix au consommateur ? S’ils ont des caractéristiques différentes, les trois segments sont également sains. D’ici dix ans, il ne sera plus possible d’acheter en supermarché de gros choux fleurs parce que la taille des ménages aura diminué et la complémentarité des trois segments deviendra évidente.

Les gens sont de plus en plus soucieux de leur santé. Devrions- nous consommer davantage de fruits et de légumes ?

Si nous désirons un monde plus durable, la réponse est résolument positive. La terre est capable de nourrir dix milliards d’humains s’ils consomment plus de fruits et de légumes. Je pense qu’il existe encore énormément de possibilités de croissance. Nous pouvons et devons inciter les gens à consommer plus de fruits et de légumes.

Justement, comment les inciter ?

En créant davantage de moments de consommation. Sur le continent, très peu de gens consomment des fruits et des légumes au petit- déjeuner. Peut-être devrions-nous leur proposer des produits rendant cette consommation plus accessible. Des spreads de légumes par exemple. Vous mettez bien du beurre sur votre pain, pourquoi pas des spreads ? Et pourquoi pas des jus de légumes ? Pourquoi continuons-nous à remplir nos congélateurs de sauces, de smoothies, de soupes ou de repas préparés ? Il existe des substituts de viande et bien d’autres possibilités à explorer.

Vous estimez donc que nous devons apprendre à manger autrement, à diversifier notre alimentation en consommant plus de fruits et de légumes.

Nous savons tous que les fruits et les légumes sont sains, notamment en raison de leur extrême diversité. La diversité est source de bonne santé grâce aux vitamines, aux fibres,
aux antioxydants et aux minéraux. Mais dans l’industrie alimentaire, il est davantage question de standardisation plutôt que de diversité. Les grandes marques proposent toutes le même trio malsain : sucres, sel et graisses. Vous ne serez jamais déçu par un restaurant fast-food parce que vous savez précisément ce que vous
y trouverez. Mais cette nourriture n’est pas saine. Paradoxalement, la diversité que nous proposons est parfois à l’origine de déceptions dans le chef du consommateur. Nous mettons tout en œuvre pour l’éviter, mais nous ne pouvons pas l’exclure. Nous fournissons de gros efforts. Depuis que nous commercialisons des mangues et des avocats ready to eat, les ventes explosent. C’est un bel exemple de la direction à suivre.

Après 35 ans de carrière de quoi êtes-vous le plus fier ?

Ce que nous réalisons, c’est le summum du fair-trade même si nous n’avons jamais reçu le moindre label. Nous cultivons nos produits en Flandre où les coûts de la main d’œuvre sont les plus élevés du monde. Après récolte, nos produits sont traités selon l’une des réglementations les plus sévères. Malgré tout cela, nous exportons dans 80 pays et nous réalisons des bénéfices. Ce n’est pas magnifique ?