Le dernier bastion du hard discount pur et dur est en passe de tomber en Belgique: la rédaction de Gondola est en mesure de confirmer que la filiale belge d’Aldi est entrée dans une phase de négociations actives avec une série de marques nationales afin de référencer leurs produits phares dans ses magasins. Des signaux avant-coureurs avaient filtré récemment lorsque l’enseigne avait pris l’initiative vers certaines marques entre décembre 2015 et janvier 2016. Mais il ne s’agissait alors que de contacts informels. Aldi a désormais enclenché en Belgique un processus beaucoup plus concret: il s’agit cette fois, en ce mois d’avril, de négociations en face-à-face, visant bel et bien à introduire quelques références stars appartenant au portefeuille de grandes marques nationales.

La fin d’un dogme

On assiste là à la fin d’une politique d’assortiment 100% sous marques propres. Nous employons ici le pluriel puisqu’on sait qu’Aldi ne signe pas ses produits de son nom, mais leur attribue diverses marques d’emprunt selon les catégories, comme le fait aussi son rival Lidl. Rappellons aussitôt que l’introduction de marques nationales, aussi hérétique qu’elle puisse paraître par rapport au dogme fondateur des défunts frères Theo et Karl Albrecht, est loin d’être une première en Europe. D’abord parce que l’empire Aldi (un acronyme d’Albrecht Discount), fondé en 1946, fut scindé dès 1961: à Theo la mainmaise sur Aldi Nord, à Karl le pouvoir sur Aldi Süd. Des appellations conformes au découpage géographique opéré alors sur le marché allemand, mais qui devinrent plus abstraites dès que ces entreprises partirent à l’assaut des marchés étrangers pour y porter la sobre et bonne parole du discount sans compromis. Dans l’orbite d’Aldi Nord, on retrouve par exemple la Belgique et le Luxembourg, mais aussi la France, le Danemark, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal ou l’Espagne. Aldi Süd règne sur la Hongrie,  l’Autriche, la Slovénie, la Suisse, mais aussi sur l’Irlande, le Royaume-Uni, l’Australie et les Etats-Unis.

 

Dans ce Yalta familial, la frontière n’est pas que géographique: le culte du hard discount admet des rites différents. Aldi Süd, qui exploite des magasins plus grands que la jauge maximale de 1.000 m2 chère à son cousin du Nord, a depuis longtemps fait preuve de plus de souplesse, en accueillant un assortiment (limité) de produits de marques. Mais Aldi Nord a lui-même mis de l’eau dans son schnaps en ouvrant la porte à la mi-2012 à quelques marques nationales en Allemagne et en France. Ferrero fut le pionnier avec le Nutella750 g, Kinder Bueno, Kinder chocolat et Kinder surprise, bientôt suivi par Mars (M&M’s, Maltesers, Balisto, Snickers et Mars) et Coca-Cola (6x50 cl ainsi qu’un format PET géant de 2,25 l. spécifique à l’enseigne, en variétés regular, light et zero). En Allemagne, l’assortiment de marques A ne se limite pas à l’alimentaire: Beiersdorf, Henkel, P&G et L'Oréal sont eux aussi présents.

Panne de croissance

Quand Aldi Pays-Bas se mit lui aussi à accueillir des marques nationales à l’automne 2012, on se dit qu’il ne faudrait sans doute que peu de temps pour que le domino belge tombe à son tour. Il est à vrai dire plutôt étonnant que ce mouvement ne se concrétise que de façon aussi tardive. Car après tout, Aldi est confronté sur plusieurs marchés à des problèmes similaires.

En Belgique, le taux de pénétration de l’enseigne atteint 79%, le record du marché. La densité du réseau Aldi, qui compte pas moins de 439 supermarchés dans notre pays, y contribue naturellement. La valeur du panier moyen est stable. La part de marché? Son calcul est, comme pour tous les retailers belges, un fameux casse-tête méthodologique, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir en détail dans notre prochain magazine, avec la parution du poster annuel préparé par The Retail Academy,  et décrivant le panorama de notre distribution alimentaire. Aldi s’y voit attribuer une part de marché de 10,6%.

Jusque là, rien que du solide. Moins flatteur: la panne de croissance. Aldi connaissait encore en 2013 une croissance de 4.3%, elle est passée en 2015 à un faible 0.6%. Tous les observateurs du marché s’accordent sur un constat: Aldi se doit en Belgique de prendre l’initiative. Mais où trouver de nouvelles poches de croissance, dans un marché anémié? Dans la poursuite de la croissance organique qui l’a vu ouvrir des magasins à tour de bras pendant des années? Ils risquent surtout de se cannibaliser. Dans la retouche du concept et la rénovation des magasins? Certainement. Mais cette intention tarde à se concrétiser. Et puis il est un autre terrain sur lequel cette enseigne très compétente et très pragmatique se trouve débordée: celui de la communication, de l’image, de l’expérience.

 

Le discount joyeux face au discount austère

Au-delà des chiffres et des performances, Aldi a toutes les raisons d’être en Belgique jaloux de l’hyperactivité de son rival Lidl. Non seulement celui-ci a-t-il été le premier à faire rentrer plus de 100 marques A dans son assortiment belge dès 2008, mais ceci ne constitua que la première étape d’une profonde et constante métamorphose. Lidl est aujourd’hui de tous les combats: il a récusé l’étiquette de Hard Discounter pour celle de Smart Discounter, et revendique à présent sans complexe un statut de spécialiste du frais qui aurait fait sourire voici 10 ans. Or, Lidl ne fait plus rire personne dans la distribution belge, où l’enseigne exerce une influence proportionnellement bien supérieure à sa part de marché revendiquée de 8,5% (à examiner avec prudence, comme pour toutes les enseignes). Lidl investit dans le développement de son parc. Lidl accroît la surface de ses magasins. Lidl investit lourdement dans son outil logistique. Lidl est devenu un hyper-communiquant, qui exploite tous les prétextes pour faire entendre sa voix et assurer sa présence dans le quotidien des Belges. Lidl investit plus en media que ses deux plus gros concurrents réunis, ce qui fait dire que l’enseigne achète au prix fort de la part de marché. Lidl parraine une équipe cycliste et occupe l’avant-scène à l’arrivée du Tour des Flandres. On ne compte plus ses coups de R.P. fracassants, autour des chefs étoilés, du gaspillage alimentaire ou de la lingerie, et on en passe. Certes la communication d’Aldi est-elle très efficace, puisque ne s’appuyant que sur des outils éprouvés, au premier rang desquels figure le folder. C’est conforme à la culture d’une entreprise qui soumet toute décision à l’impératif d’absolue simplicité, comme viendra l’expliquer le 9 juin prochain, à notre événement du Gondola Day, Dieter Brandes, qui dirigea autrefois le discounter allemand.

Cette fidélité à ses fondamentaux a sa légitimité, mais si elle finit par se résumer à une crispation sourde à l’air du temps, elle n’est pas sans risque. A commencer par celui de voir le discount joyeux de Lidl démoder le discount austère d’Aldi. Quand Lidl communiquait depuis toutes ces années sur tous les fronts en affichant sa bonne humeur, quelles audaces s’est permis Aldi dans le contenu de ses messages? Côté positif, celui d’éditer quelques folders thématiques remarquablement pensés, pour vanter les mérites de ses marques propres, dont l’assortiment se fait effectivement bien plus audacieux. Et celui de finalement consentir à contre-coeur, à l’ère du mobile et des réseaux sociaux, à passer du fax à l’e-mail. Exclusivement à usage interne, n’exagérons rien.

L’heure du mouvement?

Opposer Aldi à Lidl a ses limites: les deux enseignes allemandes n’ont pas vocation à limiter leur ambition à une concurrence mutuelle, fonctionnant par vases communicants. C’est bien à tout le marché que s’attaquent les deux discounters. Mais la boulimie d’investissements de Lidl révèle la nature stratégique de la politique de son holding, le groupe Schwarz. Celui-ci a vu la part de marché du hard discount s’effriter, y compris sur le marché domestique allemand. Certes, le Hard Discount y représente-t-il encore 42% du marché, excusez du peu. S’il y est toujours le “Price Setter”, il n’est pourtant plus le trendsetter, un rôle assumé aujourd’hui par Edeka, nous confiait récemment notre consoeur Linda Schuppan, rédactrice en chef du magazine Rundschau für den Lebensmittelhandel. L’actualité du food retail allemand, c’est aujourd’hui le mouvement de concentration qui traverse l’open market, et la lutte à couteaux tirés pour la reprise du distributeur Tengelmann qui a opposé Rewe à Edeka, et dont ce dernier vient de sortir vainqueur. Le vent est aujourd’hui plus favorable à l’open market, exception faite de Real, en délicatesse, dont le propriétaire (le Groupe Metro) aimerait se défaire. Chez Schwarz, on a senti le vent tourner. Et si l’on a investi aussi massivement, c’est pour accompagner une transformation majeure de son modèle, et pas seulement chez Lidl: l’enseigne d’hypermarchés Kaufland, également détenue par le Groupe, est elle aussi en pleine mutation. Quand Aldi a maintenu sa totale confiance en une version un peu figée de son modèle, Lidl semble avoir viré sa cuti et conclu qu’il était indispensable de réinventer le discount.

Que peut représenter l’arrivée de marques nationales?

L’arrivée prochaine de marques nationales dans l’assortiment d’Aldi est-il de nature à faire la différence? Non, pas de façon significative, et l’exemple de Lidl est là pour le prouver. Huit ans après leur apparition dans les linéaires de Lidl, les marques ne pèsent aujourd’hui qu’un modeste 1.5% du chiffre d’affaires de cette enseigne. Pourquoi dès lors celle-ci avait-elle choisi de les accueillir? Ecoutons ce que nous répondait en décembre 2012 Jesper Højer, le précédent CEO de Lidl Belgique, entretemps promu à l’état-major de la maison-mère: “Soyons très clairs: nos clients ne viennent pas chez Lidl pour les marques A ! Celles-ci représentent chez Lidl davantage une forme de service à la clientèle qu'une stratégie. Le client qui veut spécifiquement telle ou telle marque très connue peut s'il le souhaite la trouver en rayon.” C’est ce même phénomène qui explique que bien souvent, l’arrivée d’un magasin Aldi en face d’un supermarché classique ne représente pas pour celui-ci une catastrophe mais une aubaine. Le Hard Discounter attire une clientèle venue chercher des prix, mais qui n’est pas prête pour autant à abandonner sa préférence pour une série de marques nationales emblématiques. Lidl n’a pas multiplié depuis 2008 les larges référencements de marques nationales, l’enseigne a sélectivement prévu d’offrir les références stars du marché, celles qui sont le plus souvent présentes dans le panier. Jusqu’à ce jour, le client Aldi est involontairement encouragé à aller les trouver ailleurs… On le sait peu: on trouve en réalité déjà quelques produits de marques nationales chez Aldi en Belgique: ceux de Haribo, Merci et Tirlemont. Mais l’enjeu véritable est de pouvoir proposer quelques locomotives telles que Nutella, Jupiler, Coca-Cola…

L’arrivée des marques n’est donc pas la potion magique qui va doper les chiffres, elle n’a d’ailleurs pas permis d’enrayer l’érosion de part de marché connue par Aldi aux Pays-Bas. Mais elle constitue un premier signal d’une ouverture au changement chez un discounter très attaché à la stabilité de son concept.

 

Les marques ont-elles intérêt à entrer chez Aldi ?

Il suffit de voir comment elles ont réagi sur d’autres marchés pour avoir la réponse. Les grandes marques internationales ont vocation à être présentes partout où leur consommateur se trouve. Difficile pour un grand fournisseur de dire non à Aldi: la puissance d’achat du discounter dépasse, à l’échelle globale, celle du N°1 de la distribution mondiale, Walmart. L’introduction de produits Coca-Cola chez Aldi en Allemagne fut à l’époque estimée à un gain de revenus immédiat de 100 millions d’euros pour le géant des boissons.

Nous avions publié récemment sur notre site l’argumentaire développé par Nielsen à propos de l’intérêt et les risques pour les marques d’être référencées chez un discounter. Parmi les inconvénients, on en trouvait deux majeurs. D’abord celui de susciter la colère des enseignes de l’Open Market. C’est peu dire que l’arrivée de marques chez Lidl déplut en 2008 à Jef Colruyt, lui dont l’enseigne avait toujours été un loyal “brand player”, sachant que ce sont les marques nationales qui lui permettent de prouver au quotidien sa promesse de prix plus avantageux. Mais personne, pas même le leader Colruyt, ne peut aujourd’hui se permettre le luxe de mesures de rétorsion qui déréférenceraient les SKU les plus populaires du marché. Les titulaires de marques à caractère plus local risquent en revanche d’être plus prudentes au moment de peser le pour et le contre.

L’autre risque est celui de l’érosion des prix. Il ne faudrait pas que les discounters engagent sur les marques une guerre de prix qui fasse bouillir le marché. Les fournisseurs ne peuvent pas contractuellement l’empêcher: la fixation du prix de vente est du seul ressort du distributeur, et toute disposition limitant cette liberté exposerait les contrevenants au risque d’être poursuivis pour entente sur les prix, une procédure dont on a encore récemment pu mesurer le coût vertigineux des amendes. En pratique, comme l’a montré l’expérience Lidl, il y a une forme de consensus tacite: personne n’a vraiment intérêt à se lancer dans pareille aventure. Pas même les discounters, qui préférent valoriser leurs produits à marque propre plutôt qu’offrir trop de lumière à des marques nationales dont la présence joue chez eux un rôle plutôt défensif.

Un tournant pour Aldi comme pour le marché?

A nos lecteurs qui s’interrogeraient sur la fiabilité de l’information révélée aujourd’hui par nos soins, répétons-le: oui, nous sommes formels sur l’existence de contacts plus que concrets entre Aldi Belgium et plusieurs marques. En avons-nous demandé la confirmation à Aldi? Bien évidemment non: c’est une autre règle d’or chez Aldi que de ne pas entretenir de contacts avec la presse. Un confrère néerlandais nous apprenait pourtant voici peu que la filiale d’Aldi aux Pays-Bas venait de désigner un porte-parole. Le jour où une telle mesure sera prise en Belgique, vous aurez la certitude qu’Aldi s’est mis en ordre de mouvement offensif.

Pour contacter la rédaction: Christophe Sancy - 02/616.00.10 ou c.sancy@gondola.be