Les trois orateurs invités à la Gala Night de Gondola Society le 22 novembre dernier ont fait sensation. Bruno Colmant a plaidé pour un grand pacte national de consommation. Thierry Cotillard a évoqué la force d’une production propre à son enseigne Intermarché et Andrew Jennings est revenu sur les principaux enseignements de sa belle carrière dans le retail international.

Bruno Colmant favorable à un pacte national de consommation

Les troubles politiques et sociaux, à l’image de la montée de partis extrêmes dans certains pays européens ou encore de mouvements tels que les gilets jaunes, ne devraient pas se tarir dans le futur, tout du moins dans l’état actuel de l’économie. C’est là l’une des convictions de l’économiste Bruno Colmant qui explique que le capitalisme anglo-saxon continuera à se développer, tandis que chez nous, on observe une population vieillissante et un taux de croissance peu élevé. Les personnes âgées se sentent perdues, et inquiètes face à une économie mondialisée sur laquelle elles n’ont aucun contrôle. “On se dirige vers davantage de difficultés économiques et sociales dans les régions non-prospères. C’est ce qui explique notamment que des mouvements se développent en Wallonie, de tradition industrielle et ancrée dans le passé, et non en Flandre, où on se concentre davantage sur le futur, le gain plutôt que la conservation des acquis”, explique Bruno Colmant, qui note que l’état n’est pas toujours à la hauteur en matière par exemple de pension. “Il laisse parfois à penser qu’il sera aux abonnés absents pour les générations futures. En conséquence, les gens épargnent davantage, consomment moins et se mettent en position d’attente. Il nous faudrait radicalement changer le mindset de ce pays. L’orienter vers le XXIe siècle plutôt que sur le XXe, flexibiliser le travail, inciter à davantage de confiance, offrir une vision de société afin que les Belges se sentent à l’aise et n’aient pas l’impression de devoir se battre dans le futur, tout en se protégeant de l’état”.

Évoquant la montée de géants tels qu’Amazon en nos contrées, l’économiste explique à un parterre de 250 décisionnaires que l’on risque tout simplement de devenir le distributeur de ce qui est produit ailleurs. Et puisque le monde digital est capable de déceler les besoins des gens de manière extrêmement précise, nous accusons un retard de peut-être 10 à 20 ans, soutient-il avant de s’exprimer en faveur de la restauration d’une relation de proximité avec le consommateur. “Cela veut dire aussi, qu’en matière politique, il faudra parvenir à un accord entre le gouvernement et ces grands vendeurs internationaux. Aujourd’hui, la Belgique dépense et enrichit des entreprises essentiellement américaines. Et cela participe à l’inquiétude de la population. Avec de grands acteurs comme Amazon, les gens ont l’impression que le travail a perdu son territoire. Apprendre à revaloriser les productions locales, les circuits courts, la création de richesse locale et, ainsi, retrouver des éco-systèmes plus ou moins nationaux sera la base de la solution. On ne peut s’en sortir lorsque l’on a une population en attente d’une bienveillance publique mais ne se sent pas rassurée par les états. Et le problème, c’est que ces états n’en sont pas capables puisqu’ils sont eux-mêmes endettés”. Il précise alors sa pensée: “J’ai du mal à comprendre, comment notre pays, qui est au coeur de l’Europe au milieu des trois principaux marchés européens d’exportation, c’est-à-dire la France n°1, l’Allemagne n°2 et la Hollande n°3, est absent de la carte des grands investisseurs étrangers. C’est la preuve qu’on a des frictions en matière fiscales, de coût du travail et de flexibilité qui pourraient être facilement réglées. Un pacte national de consommation permettrait d’être en posture intelligente de pouvoir adresser le débat de consommation sur les 20 prochaines années”. Une taxation des grands acteurs? Bruno Colmant n’y croît pas. “Taxer un flux lointain va selon moi aggraver l’éloignement entre le lieu de consommation et le lieu où le profit va être généré. Ce n’est pas parce que vous taxez Amazon, qu’il va davantage s’implanter en Europe. Il vaut alors mieux un accord en termes d’emplois créés”.

Thierry Cotillard: le modèle unique de producteur/distributeur d’Intermarché

Thierry Cotillard, Président du groupe Intermarché et de Netto, a ensuite, tout comme Bruno Colmant, évoqué l’impact de l’e-commerce sur le paysage de la distribution. Selon lui, les points de vente physiques font l'objet de pressions croissantes parce que les acteurs étrangers du commerce électronique n'ont pas à se conformer aux mêmes règles fiscales. « Si l'on ne s'attaque pas rapidement à cette inégalité, tous les retailers physiques seront en danger. À long terme, nous ne serons tout simplement plus en mesure de concurrencer les grands spécialistes du commerce électronique. Il faut donc agir de toute urgence » indique Thierry Cotillard. Mais comment un retailer comme Intermarché peut-il se distinguer de la concurrence?  Selon son président, la clé repose sur le modèle unique de producteur/distributeur d’Intermarché. « Nous avions l’habitude de ne pas mentionner que nous disposions de notre propre flotte de pêche, de nos propres usines, etc. De peur qu’en cas de scandale alimentaire, cela impacte nos ventes. Mais notre devoir est justement d’anticiper ces scandales alimentaires. Nous ne pouvons plus nous cacher derrière cette excuse et devons jouer de nos atouts ». Après tout, les consommateurs apprécient réellement de savoir d’où viennent leurs produits. « En optant pour le circuit-court, et en partant de notre propre flotte de pêche, nos propres filières, nos propres usines, … nous pouvons non seulement offrir de meilleurs prix à nos clients, mais nous pouvons également garantir la qualité, l'origine et la durabilité de nos produits », poursuit-il. « Parallèlement, tous les acteurs du processus de production doivent être respectés. Par exemple, nous garantissons toujours un salaire minimum aux 20 000 agriculteurs avec lesquels nous travaillons directement. »

Cependant, il ne suffit pas de se distinguer pour l'emporter sur le commerce électronique, il faut aussi investir dans la digitalisation. « La digitalisation deviendra de plus en plus importante à l'avenir. L'accent sera mis sur le service au dernier kilomètre, la livraison à domicile... En tant que distributeur, nous allons donc investir un milliard d'euros dans notre logistique et un autre milliard d'euros en digitalisation, car ce n'est qu'en construisant un véritable entrepôt en ligne ouvert 24h/24 et 7j/7 que nous pourrons convaincre nos clients toujours plus exigeants » explique Thierry Cotillard. Sa conclusion est donc simple : les entreprises qui ne sauteront pas dans le train numérique dans les mois à venir sont en grand danger.

 

Andrew Jennings: Une vision, des choix et de l’innovation

La légende du retail et président de Hema, Andrew Jennings, a ensuite présenté, dans un jeu de questions - réponses, son dernier ouvrage, « Almost is not enough », dans lequel il s’adresse à 35 CEO et présidents en leur posant la question suivante: ‘comment restez-vous pertinent?’.  Un élément crucial relève ici de la vision, de la personnalité de l’entreprise. « De l’identité de la marque au marketing, en passant par le terrain du point de vente: vous devez être cohérent. Une vision claire doit être exprimée. Vous devez non seulement écouter le client, mais aussi lui montrer qui vous êtes et ce que vous représentez » déclare-t-il à l’auditoire.

C’est pourquoi il est essentiel de poser des choix. « Au début de ma carrière, j’ai travaillé pour un magasin sur l’Oxford Street de Londres, où j’étais l’assistant du grand patron. Un jour, toutes les nouvelles écharpes étaient prêtes, et nous avons dû choisir celle que nous allions vendre dans le magasin. Il a dit à l’acheteur: ‘Choisissez celles qui seront les plus vendues. Nous serons de retour dans une heure’. L'acheteur a répondu qu'il n'était pas sûr de pouvoir le faire. ‘C’est pour cela que je te paie’ a alors répondu le patron. Une heure plus tard, nous sommes revenus et avons jeté un oeil au choix de l’acheteur. Le patron a alors, d’un seul geste de canne, jeté à terre les écharpes qui, selon l’acheteur, se seraient moins bien vendues. La saison suivante, nos ventes ont augmenté de 28% » se remémore Andrew Jennings.

L’innovation est tout aussi cruciale pour rester pertinent. Et qui dit innover, dit aujourd’hui plus que jamais ‘technologie’. « J’adore la façon dont Amazon met en oeuvre l’apprentissage automatique sur son site » déclare Andrew Jennings en guise d’exemple. « Vous recevez des suggestions sur base de vos précédents achats. C’est bien plus précis et dirigé qu’auparavant. C’est la l’un des principaux avantages de l’intelligence artificielles et des big data: vous pouvez travailler de manière bien plus précise. Mais la technologie offre d’autres possibilités. La semaine dernière, j’étais chez Nordstrom, aux Etats-Unis. Là, ils ont des miroirs magiques, dans lesquels les femmes peuvent voir la robe qu’elles portent dans différents coloris. C’est génial, n’est-ce pas? A Shanghai, j’ai vu une boutique mobile que vous pouvez utiliser via une application mobile. Une fois le magasin mobile vide, il retourne au centre de distribution. La technologie offre de nombreuses possibilités. Mais là aussi, il est important d'avoir une vision et une personnalité. Sinon, les choses tourneront mal… »