Triple nouveauté pour notre choix du retailer de l’année. Pour la première fois, il s’agit d’un commerçant indépendant. Pour la première fois, le lauréat n’est pas belge mais luxembourgeois. Et pour la première fois, ce commerçant est une femme.  En distinguant Christianne Wickler, Gondola salue la trajectoire unique d’une commerçante d’exception, que nous vous invitons à découvrir à travers ce portrait et une interview paraissant exclusivement dans notre magazine.

Le retailer de l’année choisi fin 2016 par la rédaction de Gondola n’est pas un belge. Qui plus est, il ne s’agit pas d’un commerçant mais d’une commerçante, et quelle commerçante !  Christianne Wickler, patronne du groupe luxembourgeois Pall Center, dégage une énergie peu commune. Depuis l’ouverture de sa première affaire en 1982, une station-service locale, on se dit qu’elle a forcément elle-même dû faire tous les matins le plein de super, tant le trajet parcouru est impressionnant. Pall Center, ce sont désormais six supermarchés - épiceries. Au navire amiral d’Oberpallen, né à partir de la station-service des origines, se sont ajoutés les Pall Center de Pommerloch, Steinsel, Heiderscheid, Strassen et Useldange. 

Bienvenue au Pall Center

Au Pall Center d’Oberpallen, le plus vaste de tous, on trouve de tout: la large et séduisante offre alimentaire de la Grande Epicerie, de la déco, des fleurs, de la mode, du jouet, des livres, de la restauration, une bijouterie et un salon de coiffure (les deux seules activités exploitées par des tiers), sans oublier bien entendu - à deux pas de la frontière - de l’essence, du tabac et des alcools. Et le plus étonnant dans cet assemblage qui pourrait à première vue paraître hétéroclite, c’est qu’il forme un concept original qui ne doit rien au “tout sous un seul toit” cher à l’hypermarché.  Chaque univers s’exprime de façon spécifique, et le tout vous donne un sentiment d’intimité. Un peu comme si, au lieu de rentrer dans une gallerie commerçante, vous vous invitiez dans une vaste maison de famille, dont vous découvririez progressivement les ressources insoupçonnées. Parcourir ce centre commercial de poche logé sur les berges de la rivière Pall est une expérience qui se mérite, et qui plaira à ceux qui fuient les concepts commerciaux standardisés tels qu’on les retrouve partout sur la planète, de Londres à Dubai, de Shangaï à Bruxelles, figés dans leur vocabulaire uniforme qui rassure l’acheteur global. Le Pall Center exprime tout l’inverse, et c’est sans doute ce qui rend sa formule si peu duplicable. Vous n’êtes pas ici un “shopper”, mais un visiteur ou un invité, et le Pall Center constitue presque une destination touristique, ce que son ouverture sept jours sur sept se charge d’ailleurs de favoriser. 

Mouvement perpétuel

“Montre-moi à quoi ressemble ton magasin et je te dirai qui tu es”: si cette formule se vérifie, Christianne Wickler est sans conteste une personnalité intéressante. Bonne gestionnaire à l’évidence, mais pour qui le commerce est aussi une forme de manifeste. Les deux ne sont pas incompatibles. Proposer une offre alimentaire de très haut niveau profite bien sûr au panier moyen, dans un pays où le pouvoir d’achat est confortable. Mais c’est en même temps s’engager de façon résolue dans la voie de filières qualitatives et responsables. Autre exemple? Bien vu que d’offrir une telle surface à l’univers des jeunes enfants: acquérir la clientèle des jeunes familles est pour tout commerçant un objectif stratégique majeur. Mais à voir l’assortiment composé avec amour pour les junior, on se dit qu’il y a là plus que de l’opportunisme: une véritable sincérité de la part de cette patronne qui est aussi mère de quatre enfants. Lesquels, et c’est pour elle un motif de fierté, sont tous actifs dans un groupe employant 320 collaborateurs, non sans avoir été encouragés à développer leurs propres passions ou talents, depuis la gastronomie jusque à la création artistique. On trouve bien des choses dans le Pall Center, à commencer par la passion, celle qui pousse en permanence Christianne Wickler à s’extraire de l’uniformité, à inventer ou réinventer ses centres commerciaux - celui d’Oberpallen vient de connaître une totale refonte de l’implantation - pour mieux les mettre en phase avec leur clientèle. 

Et c’est ainsi que d’idée en idée, et d’audace en audace, Pall Center grandit, séduit, se développe et s’éloigne toujours davantage du shop de pompe à essence des origines. Il sont sans doute rares, les commerçants qui, partis de peu, parviennent à franchir les limites classiques de leur métier, précisément parce qu’ils osent remettre en question la pertinence de celles-ci. La Belgique en connaît aussi: pensez à Marc Filipson, un vrai contemporain de Christianne Wickler. Celle-ci venait à peine d’inaugurer sa station-service quand il ouvrit en 1983 sa première librairie bruxelloise de 25m2, où l’on parlait bouquins le dimanche autour d’un verre de porto ou d’un espresso. Filigranes, c’est aujourd’hui une formidable plateforme de 2.600 m2, où le livre reste roi, mais côtoie la restauration, le piano-bar, le vin, le voyage... C’est sans doute ça, être un commerçant d’élite: avoir le courage d’être visionnaire, et privilégier en permanence le mouvement. Si les stations-service de Christianne Wickler avaient battu pavillon Esso, on aurait dit qu’elle avait un tigre dans le moteur. Mais il est finalement bien plus logique que son partenaire pétrolier soit Total, dont les slogans publicitaires pourraient tout aussi bien s’appliquer au Pall Center, de l’ancien “Vous ne viendrez plus chez nous par hasard” à l’actuel “Energisons la vie chaque jour”.

Citoyenneté

Commerçante luxembourgeoise, Christianne Wickler ? Pas seulement. La ville d’Arlon fait depuis longtemps partie de la zone de chalandise du Pall Center d’Oberpallen, qui attire une part très importante de sa clientèle parmi les voisins belges. Echange de bons procédés: Christianne Wickler a aussi investi dans l’économie arlonnaise, avec l’entreprise de blanchisserie industrielle Tounet, ou encore le très original Truck Center d’Habay-la-Neuve. Ouvrir une station-service en Belgique, voilà qui peut paraître une hérésie pour un Luxembourgeois. Sauf qu’il s’agit là d’un concept novateur: au bord de l’autoroute E411, les chauffeurs de poids-lourds trouvent un lieu pensé pour répondre sur mesure à leurs attentes. Carburant, restauration, station de lavage, et même hôtel ouvert en permanence,  la vie des routiers en devient plus sympa, et le business model en profite: le Truck Center est un succès considérable, dont bien des pompistes luxembourgeois pourraient être jaloux. 

A force de démontrer le pouvoir de l’imagination, la tentation fut grande pour Christianne Wickler de mettre l’imagination au pouvoir. Cette commerçante de choc ne carbure pas qu’à l’énergie, et s’astreint à mettre son activité en cohérence avec ses convictions de citoyenne. L’écologie en fait partie, à tel point qu’elle fut élue députée en 2013 sur les listes du parti Déi Gréng (“Les Verts”, en luxembourgeois) . Une carrière politique éphémère, parce que se heurtant à l’impossiblité d’être menée de concert avec son rôle si prenant de capitaine au long cours commercial. Six mois plus tard, elle démissionnera de son mandat. Tant pis pour la politique, tant mieux pour les Pall Center, qui n’avaient pas attendu cet épisode pour se montrer pionniers en matière de développement durable. Et puis citoyenne, la commerçante l’est de toute façon restée. Profondément attachée à sa patrie grand-ducale, elle s’emploie très activement à privilégier et mettre en valeur les acteurs locaux, depuis l’assortiment en magasin, jusqu’à la reprise de la cogestion de la Luxembourg House (une boutique de la capitale qui se veut une vitrine du savoir-faire du pays), en passant par la participation à l’étonnante aventure du Beki. Qu’est-ce que le Beki ? Une utopie réussie, une monnaie qui n’a rien d’officiel, et qui a pourtant cours dans la commune de Beckerich et celles qui lui sont rattachées, dont Oberpallen. Tout citoyen qui le souhaite peut adhérer à l’ASBL qui gère l’initiative, ce qui l’autorisera à échanger dans une banque locale ses euros contre des Beki. Cette monnaie, il la dépensera chez d’autres acteurs économiques du crû, puisqu’eux seuls font partie du réseau d’échange. Le tout revient donc à pérenniser l’activité locale.

Le Grand-Duché, une forteresse assiégée?

Cette forte implication dans la vie sociale et économique s’applique d’ailleurs aussi à un autre champion de la distribution luxembourgeoise, Cactus. Si l’enseigne fondée par la famille Leesch représente une forme de distribution alimentaire plus classique, nos lecteurs se souviendront certainement des précédents reportages et interviews de son directeur Laurent Schonckert parus dans nos colonnes. Au-delà de l’exquise courtoisie avec laquelle les retailers luxembourgeois reçoivent leurs interlocuteurs, ils partagent au moins deux points communs: leur volonté de miser sur la citoyenneté locale, et leur politique d’investissement plus que volontariste. 

Avec le haut pouvoir d’achat local et une démographie en hausse, mais essentiellement importée artificiellement d’autres pays de l’Union, le Grand-Duché représente un îlot de croissance potentielle inespérée dans une Europe de la consommation plutôt maussade. Guère étonnant que ce statut  suscite bien des convoitises chez les distributeurs étrangers. On citera louis delhaize, dont les Cora, Match et Smatch sont implantés depuis si longtemps qu’ils se fondent dans le paysage local, mais aussi Delhaize, aux ambitions évidentes, Colruyt - plus timide - , les Allemands Aldi et Lidl, et le français Auchan. Récemment, de nouvelles enseignes se sont jointes au peloton, avec l’arrivée de premiers magasins de taille modeste pour Monoprix, Carrefour ou Picard. A moyen terme, Lidl compte ouvrir 12 magasins, et Delhaize a chiffré à vingt le nombre d’ouvertures devant venir renforcer son parc luxembourgeois déjà riche de 45 points de vente. Ajoutez-y une frénésie de nouveaux projets commerciaux majeurs, comme celui de la Cloche d’Or, monstre de 100.000 m2 développé autour d’un nouvel hypermarché Auchan de 12.500 m2, et vous comprendrez pourquoi certains commencent à s’inquiéter de cette hypertrophie de l’offre commerciale. Les estimations de la Chambre de commerce du Luxembourg évoquent une surface d’un million de mètres carrés aujourd’hui (alimentaire et non-alimentaire confondus), et probablement 25% de plus dans 5 ans. C’est beaucoup pour servir une population de 576.000 habitants, même en y ajoutant le coup de fouet que fournissent les 164.000 travailleurs frontaliers issus de la Grande Région.  Le tout intervient au moment où l’euphorie de la croissance assurée retombe quelque peu: les dépenses de consommation sont freinées par la hausse du budget logement des ménages, passé de 27% en 1998 à 35% de leurs revenus aujourd’hui, d’après le Conseil économique et social.

Face à cette déferlante de concurrents affamés, les commerçants luxembourgeois réagissent avec un mélange de vigilance et de sérénité. Cactus et Pall Center n’ont ni la même taille, ni la même vocation commerciale. Mais dans les deux cas, leur réponse s’appuie sur des investissements considérables dans le développement et la rénovation du parc, ainsi que sur une mise en valeur du “made in Luxembourg”. A tel point que le leader du marché Cactus, plutôt que de s’efforcer en vain de suivre les grands groupes étrangers sur l’optimisation de la masse critique, a développé une plateforme de production alimentaire qui lui est propre, exemplaire dans son ambition qualitative. Et il ne cesse de promouvoir les filières de production locales. Bien sûr, tous les nouveaux acteurs étrangers professent désormais eux-mêmes pour les produits luxembourgeois un amour tellement immodéré qu’il en devient suspect.  Il leur reste pourtant du travail pour gagner en crédibilité sur ce terrain, tout comme pour former leur personnel, aux origines majoritairement étrangères dans ce secteur, à accueillir la clientèle en Lëtzebuergesch, comme le pratiquent les enseignes grand-ducales. Face au tremblement de terre commercial que fait redouter l’ouverture de la Cloche d’Or, la plupart des enseignes se sont aussi activées à développer les formats de proximité, pariant que Gulliver n’avait pas forcément gagné d’avance le combat face à Lilliput. La Cloche d’Or entend être un pôle commercial majeur, capable de drainer vers lui un large public, bien au-delà des frontières. Mais autour d’une ville de Luxembourg souffrant déjà régulièrement d’un trafic routier très congestionné, ceci soulève pas mal de questions.

Face à ce contexte, Christianne Wickler reste d’autant plus sereine que la vocation de ses commerces est de servir un environnement local et d’offrir une expérience sans rapport avec celle des malls géants. Sa réaction est d’ailleurs fidèle au tempérament que vous avez entretemps appris à lui connaître: “Même pas peur !”.

 

Présidente en Flandre...

Distinguer les Pall Centers de Christianne Wickler nous permet aussi de saluer toute une catégorie de commerçants particulièrement volontaires et performants: les indépendants. Indépendante, Christianne Wickler l’est farouchement. Elle n’est pourtant pas seule. Depuis 13 ans, elle a développé une solution d’achat et de circuit logistique avec Colruyt, via Retail Partners Colruyt Group, qui livre Alvo. D’administratrice d’Alvo, elle est à présent devenue Présidente du groupement d’indépendants. Chaque semaine, elle entreprend donc le long trajet qui la mène au siège social d’Alvo, à Tamise. Une Luxembourgeoise présidente d’indépendants dont la grande majorité sont flamands: ce n’est pas banal. Mais Christianne Wickler n’est pas une commerçante banale, elle qui a appris le néerlandais pour communiquer avec ses pairs. 

De quoi parle-t-elle avec ses confrères indépendants? De commerce assurément, et peut-être des nouveaux projets qu’elle nourrit à l’heure de célébrer les 35 ans de son enseigne. Une série de projets à vocation touristique, ou le démarrage à Oberpallen de la serre connectée My Food, un projet d’aquaponie exploitant la symbiose naturelle entre les végétaux et les poissons, fonctionnant en boucle fermée et offrant des rendements six à huit fois supérieurs à ceux de l’agriculture traditionnelle. Les fruits et légumes ainsi cultivés alimenteront la cuisine du restaurant l’Orangerie.

Mais le projet le plus symbolique est sans doute celui qui porte le nom de “Station 44”, du nom d’une station-service exploitée pendant 15 ans au 44 de la route d’Arlon, à 20 mètres à peine de la frontière. Christianne Wickler a décidé de changer l’affectation du site, qui sera réhabilité et développé pour accueillir une pépinière de jeunes entreprises. Parti d’une station-service, le développement du Groupe Pall Center  se poursuit aujourd’hui par la fermeture d’une d’entre elles: la boucle est bouclée. Une décision qui fait sans doute quelque peu jaser dans la commune, tant elle paraît contraire à la plus évidente logique économique. Christianne Wickler n’en a cure: elle sait parfaitement où elle va, avec le sourire. Seul compte l’avenir.

Ce reportage fait partie d'un plus large dossier consacré à notre Retailer de l'Année paru dans la dernière édition de Gondola Magazine. Curieux d'en savoir plus sur Christianne Wickler et son parcours? Retrouvez notre interview dans le magazine. Vous n'êtes pas encore abonné? Cliquez ici!