Michel-Edouard Leclerc et Alain Caparros: deux fortes personnalités du retail européen, deux brillantes mécaniques intellectuelles. Avant de poser tout sourire pour la photo prouvant leur nouvelle alliance, les flamboyants patrons français (meme si l’un opère dans la rigoureuse Allemagne) nous auront chanté en duo un parfait medley de Serge Gainsbourg: “Je t’aime, moi non plus”, “Je suis venu te dire que je m’en vais” et pour finir, “Comme un boomerang”. L’histoire avait bien commencé, avec la fondation en 2006 de l'alliance d'achat européenne Coopernic unissant Leclerc, Rewe, Colruyt, Coop (Suisse) et Conad (Italie). Fin 2013, les quatre derniers cités quittaient le navire, laissant Leclerc seul à bord. Sans analyser en détail les griefs ayant conduit à la rupture, il est avéré que les divergences majeures opposaient les deux plus "gros formats" de l'alliance: Leclerc (€46 millards de CA) et REWE (€51 millards de CA). Ou peut-être faudrait-il écrire Michel-Edouard Leclerc et Alain Caparros, tant les désaccords business ont vite fait de se transformer en conflit d'egos en pareille circonstances. La vie commune étant devenue impossible, il parut alors inévitable au "trio" Colruyt-Coop-Conad (dont le chiffre d'affaires cumulé atteint à peine celui de Leclerc) de faire un choix: prendre le parti de Leclerc ou celui de Rewe, comme dans un vilain divorce. Ils optèrent pour le distributeur allemand, avec lequel ils fondèrent CORE.

La sérénité pouvait-elle alors revenir au sein de l'alliance CORE, avec des membres aux idées et pratiques bien alignées? Manifestement non: entre le "poids lourd" REWE et le bloc formé par Colruyt, Conad et Coop, il ne fut pas possible de maintenir un dialogue équilibré, évitant de voir le distributeur allemand dicter la partition et la cadence. Si REWE revient aujourd'hui vers Leclerc, ce n'est pas seulement par attraction mutuelle. C'est aussi parce que la qualité de relation avec ses trois partenaires, solidaires, au sein de CORE le dirigeait déjà vers la sortie.

Coopernic, une alliance à deux vitesses?

Michel-Edouard Leclerc évoque dans son blog le retour de REWE au sein de l’alliance Coopernic. Mais il le fait en des termes révélateurs. Il signale d'abord que REWE Group et Leclerc vont bel et bien créer une centrale d’achats commune, en dehors de Coopernic. Et ce n'est qu'ensuite, presque comme une conséquence annexe, qu'il ajoute: "Enfin, dans le contexte de cette alliance, il a été décidé que REWE Group rejoindrait la coopérative COOPERNIC, à laquelle participent déjà E.Leclerc, Coop Italia et Delhaize. Au sein de COOPERNIC, E.Leclerc et REWE Group donneront aux autres partenaires, ainsi qu’aux fournisseurs, encore plus d´opportunités de croissance durable." Une formule qui fera peut-être sourire du côté des ex-partenaires de Leclerc et REWE au sein de la première moûture de Coopernic. La cohabitation avec chacun des deux ténors n'était semble-t-il déjà pas de tout repos. Une fois ceux-ci réunis au sein d'une centrale massive, ils laisseront certes aux deux partenaires plus modestes " des opportunités de croissance durable" (sic) mais probablement bien peu de voix au chapître. "REWE rejoint Coopernic" a-t-on titré partout, y compris ici, dès la nouvelle connue. Ce qui ne reflète pas la vraie nature de l'accord: c'est bien entre Leclerc et REWE qu'intervient l'alliance majeure.

Accords bilatéraux

L'élément Coopernic nous semble en effet presque anecdotique: ce groupement est à nouveau en sursis. Delhaize avait rejoint cette structure en septembre 2014, jugeant désormais impossible de partager les travaux d'AMS aux côtés d'Albert Heijn, devenu un rival direct sur le marché flamand. Imaginez à présent que les pourparlers conduits entre les groupes Delhaize et Ahold arrivent à bon port, comme les échos  positifs entendus jusqu'ici semblent permettre de l'envisager. Que pensez-vous qu'il adviendra? Delhaize rentrera par la fenêtre chez AMS, le groupement dont il venait de claquer la porte... 

Assistons-nous à une pièce de boulevard, avec fausses sorties, cocus de service et amants dans le placard? On pourrait le dire par boutade, en évoquant le cas de Système U, quittant lui aussi AMS l'an dernier, et dont on annonçait l'arrivée en janvier chez... CORE. Sauf que cette alliance-là ne s'est en réalité jamais concrétisée, Système U ayant depuis lors opté pour une collaboration directe avec Auchan. La vive concurrence que connaissent certains marchés - la France en particulier - privilégie la conclusion de deals entre des acteurs qui y sont confrontés aux mêmes effets, quand bien même ils sont souvent rivaux sur leur territoire.  On a ainsi vu fleurir des alliances d'achat bilatérales directes qui auraient paru bien improbables voici quelques années encore: Intermarché et Casino, Système U et Auchan, Carrefour et Provera, ou encore Auchan avec Metro. Leclerc, souvent perçu comme le vilain petit canard de la distribution française, se retrouvait bien seul, sans camarade de jeu dans le bac à sable franco-français. Les retrouvailles avec REWE, entretemps isolé du trio  Colruyt - Coop - Conad, fournissent au moins aux deux groupes une réponse face à ce mouvement de concentration d'achat, qui se traduit désormais davantage par des binômes que par de larges fédérations.

Et en Belgique?

Toute porte à croire que la conclusion de tels accords bilatéraux ne va pas s'arrêter. Il est plus que probable qu'elle devrait aussi se manifester, toutes proportions gardées, en 2015 sur le marché belge. S'il est encore trop tôt pour décrire ou confirmer des scénarios précis, il est certain qu'on se voit et qu'on discute pour l'instant beaucoup entre distributeurs belges. Nous avons déjà évoqué Colruyt, pas pressé de remplacer REWE au sein de CORE : le distributeur se félicite de la qualité des relations avec ses deux partenaires, et la juge finalement plus à même de conclure avec les fournisseurs des accords équilibrés, plus féconds qu'un rapport de force appuyé sur le seul volume. Nous avons aussi évoqué Delhaize, pour qui la réponse viendra bien sûr de l'issue des tractations avec Ahold.  Mais nous doutons que des acteurs tels que Carrefour et Provera Belgique restent inactifs. Le deuxième semestre 2015 pourrait nous valoir encore bien d'autres sujets de commentaires...