Les problèmes aigus auxquels sont confrontés éleveurs européens face au cours du lait ou de la viande porcine sont connus. Ils donnent lieu à travers toute l’Europe à des mouvements d’humeur, des actions de blocage, mais aussi à des tentatives de concertation. C’est dans cet esprit que se tiennent en Belgique, en présence de l’Autorité de la concurrence, des discussions rassemblant les différents acteurs concernés par la filière: organisations paysannes, industrie, et bien sûr distribution, à travers COMEOS et ses membres. La date fixée pour aboutir à un accord est le 31 août, soit ce lundi. Et à trois jours de l’échéance, c’est peu dire que les positions semblent radicalement inconciliables. Au point que certains distributeurs craignent déjà de voir bientôt leurs magasins bloqués par des paysans en colère. Une hypothèse qu’ils jugent à la fois catastrophique mais aussi parfaitement injustifiée. Sur quoi porte le désaccord? Gondola n’est bien entendu pas présent à la table de négociation, mais nous sommes pourtant en mesure de vous décrire les principaux arguments des représentants du commerce.

La première remarque, c’est qu’il était convenu que la recherche de solutions capables d’apporter de l’oxygène aux agriculteurs devait impliquer - et mobiliser - tous les acteurs de la filière. Or, les mesures réclamées par les organisations paysannes, et notamment le Boerenbond, se focalisent exclusivement sur la grande distribution, qui serait appelée - ce n’est pas une nouveauté - à porter seule le poids des surprimes accordées au monde agricole. Ni les producteurs d’aliments pour bétail, ni les intermédiaires ou marchands, ni l’industrie agroalimentaire (au nom de la nécessaire compétitivité à l’export), ni l’horeca ne semblent visés par la contribution “volontaire” qu’on réclame de la part du commerce. Quitte à imposer une telle “taxe”, nous confiait voici peu un commerçant, il serait plus sain de la prévoir via un mécanisme public, celui des accises. Mais les pouvoirs publics belges n’ont aucune envie de porter une telle mesure, dont la nature ouvertement fiscale déplairait au consommateur, et ils se gardent d’ailleurs bien de participer directement aux négociations. L’argent destiné à soulager les éleveurs, c’est donc chez les distributeurs qu’on veut le prélever, en surfant sur l’éternelle rengaine poujadiste du “ils sont bien assez riches” ou du “ils font des marges sur notre dos.”

Or, ces distributeurs ont aussi des arguments à faire valoir, et ils mériteraient d’être écoutés et pris en compte. Les négociations actuelles portent à la fois sur le lait et sur le porc. L’impact d’une contribution forcée sur ces produits n’est pas identique. Augmenter le prix du lait de 15 ou 20 cents au litre n’aurait probablement pas de répercussion dramatique sur les volumes de vente. Mais ce n’est pas du tout le cas pour le porc. Le marché de la viande souffre déjà en Belgique d’une perte de valeur: le consommateur se tourne vers des portions plus petites et des pièces moins nobles. On peut considérer qu’il y a donc une réelle élasticité au prix sur ce marché, où la consommation baisse et les prix stagnent. Hausser demain le prix au kg de 1€, c’est courir le risque de déclencher une spirale inflatoire risquant de paupériser tous les acteurs de la chaîne.

Un autre argument valide nous a été présenté par plusieurs distributeurs. Il faut être conscient que la filière porcine est en Belgique radicalement tournée vers l’export: plus de 80% des animaux abattus partent vers l’étranger. En ce moment même, et contrairement à des idées reçues, ce sont bien les producteurs belges qui “cassent le marché”, avec des carcasses vendues autour de 121 euros, soit 20 à 30 euros de moins que les pays voisins. Il serait donc particulièrement paradoxal que ce soit la consommation locale - autrement dit le commerce et le consommateur belge - qui compense le manque à gagner que représente pour chaque agriculteur cette politique de prix à l’export particulièrement aggressive.

Les distributeurs ne sont pas opposés par principe à faire preuve de solidarité à l’égard des paysans en difficulté, au contraire: certains nous ont fait part de leur inquiétude pour l’avenir d’une profession si indispensable. Mais ils ne veulent pas en porter le poids seul, et ils ne peuvent imaginer que cette solidarité se traduise par un (lourd) chèque en blanc, sans que la filière ne se remette elle-même en question et se réorganise autour de pratiques davantage tournées vers la valeur que vers la surproduction. Les modalités d’une prime à l’abattage attribuée aux producteurs posent par exemple question. Appliquées linéairement, elles aboutiraient à n’offrir que bien peu aux petits producteurs engagés dans une démarche de qualité et de maîtrise de la production, et à récompenser les gros éleveurs engagés dans une démarche intensive, alors même que le marché est confronté à une surproduction. “Ce serait offrir à boire à un alcoolique” nous glisse en boutade un de nos interlocuteurs.

On le voit, les positions des parties autour de la table semblent aujourd’hui difficilement conciliables. La négociation, menée de façon intensive tout au long de cette semaine, reprendra lundi chez COMEOS. Face à cette échéance du 31 août, le secteur retient son souffle, en espérant éviter l’escalade.

 

Christophe Sancy & Pierre-Alexandre Billiet