Mardi 23 février: Gérard Lavinay présente son plan de sauvetage, au moment même où nous nous apprêtons à boucler. Une période mouvementée de l'histoire s'ouvre aussitôt, dont personne ne peut à ce jour prévoir l'issue. Mais nous avons toutefois regroupé en 10 points les réflexions que nous inspire cette actualité brûlante.

Peut-on parler de surprise?Oui et non. Non bien sûr, car la répétition, exercice après exercice, des mauvaises performances ne pouvait indéfiniment rester sans conséquences. Parce que l’envoi par le groupe d’un homme-clef tel que Gérard Lavinay laissait clairement comprendre qu’il s’agirait cette fois de prendre des décisions douloureuses. Parce qu’en privé, le métier tout entier redoutait l’imminence de celles-ci Depuis plusieurs semaines, des indices concordants avait déjà filtré, établissant que Redevco, le propriétaire des murs, était activement à la recherche de nouveaux locataires pour une vingtaine d’implantations. Le doute restait pourtant permis sur certains points: s’agirait-il de fermetures pures et simples, ou bien d’opérations de «downsizing», où des enseignes complémentaires viendraient occuper la surface délaissée par un hyper reclassé en gros supermarché alimentaire? Reste qu’une fois confirmée, la nouvelle reste un choc pour tous. De par l'ampleur avouée du désastre. De par les nombreuses incertitudes qui pèsent sur le sauvetage de 2000 emplois supplémentaires. De par le fait que non, rien ne sera désormais plus comme avant le 24 février.

Contestable, la méthode?Gérard Lavinay a rempli la première partie de sa mission: poser le diagnostic, et agir. On peut trouver la méthode brutale. Elle a au moins le grand mérite d’être pragmatique et dénuée de toute hypocrisie. Au cours de sa présentation, le patron français a explicitement revendiqué le «parler-vrai», une pratique déjà inaugurée sur la fin, et diversement accueillie, par son prédécesseur. A tout prendre, c’est plus digne que de vaines opérations de camouflage. Appelons un chat un chat: voici déjà des années que le management de Carrefour Belgium connaît l’étendue du problème. Peut-être attendait-il de bonne foi un improbable miracle venu des évolutions, lentes mais réelles, de l’activité. Peut-être se peut-il aussi que la culture d'entreprise ait trop longtemps interdit une véritable transparence. Préoccupées, les équipes maison l’étaient depuis longtemps. Mais étaient-elles vraiment encouragées à le reconnaître et l’assumer, y compris dans leur propre domaine de compétence, sans que ceci leur soit personnellement reproché? Gérard Lavinay n’est pas le grand inquisiteur, il est le catalyseur qui vient tirer les conséquences d’un bilan que bien des cadres avaient déjà dressé: «si rien ne change, on va dans le mur.»

Péché d'orgueil ou naïveté?Combien de fois l'avons-nous lu ou entendu ? Pour beaucoup de nos concitoyens réagissant sur les forums du web, c'est évidemment "la faute à Carrefour", un opérateur étranger qui aurait géré la situation avec arrogance, et dilapidé le patrimoine d'une enseigne belge historique. Et tel confrère de la presse quotidienne semble lui aussi prêt à parier que tout ceci ne se serait jamais produit avec un patron belge. Prenons cette réaction pour ce qu'elle est: un sursaut émotionnel illusoire et nostalgique d'une époque où les fleurons de notre industrie étaient encore en des mains belges. C'est avoir la mémoire courte: c'est bien un patron typiquement belge et même furieusement belgicain qui a conduit Fortis à la débacle.

Si Carrefour Belgium n'a cessé de dégringoler, c'est peut-être faute d'être au contraire jamais devenue réellement Carrefour. En prenant voici 10 ans le contrôle des enseignes du GIB Group, le groupe français n'a pas suffisemment mesuré le piège que constituait un héritage où figuraient déjà la plupart des maux dont souffre aujourd'hui encore l'enseigne. Une culture d'entreprise assez opaque, une stratégie basculant tous les deux ans d'un concept à l'autre. Une politique de relations sociales qui avait accordé des conditions pesant lourdement et durablement sur sa compétitivité. Un parc de magasins en triste état, dont Carrefour ne serait jamais propriétaire: il serait bientôt vendu à prix d'or (la plus importante transaction immobilière belge) à Redevco. Qui, pour amortir son achat, ne le louerait ensuite pas à prix d'ami, et n'allait montrer aucun empressement à le remettre à niveau.

Ajoutons-y encore un réseau très hétérogène, véritable usine à gaz, résultat de l'histoire d'un groupe, bâti à coups d'acquisitions. Parcourez la liste des magasins aujourd'hui sacrifiés: vous y retrouverez notamment quelques ex- Sarma, qui n'ont sans doute plus connu le profit depuis au moins une génération. Après avoir été déjà survendus aux Américains de Penney, ils seront absorbés avec la franchise Nopri en 1987 par le groupe GB-Inno-BM, où ils rejoindront un assemblage déjà complexe de magasins aux concepts, aux formats, aux clientèles parfois bien différentes, nés de Priba, Priba 2000, Unic, et bien sûr GB, une enseigne dont on a presque des scrupules à rappeler que les initiales signifient "Grand Bazar".

Tout n'est bien sûr pas négatif dans cet ensemble: on trouvait chez GB un sympathique esprit de "happy shopping" et un vrai savoir-faire dans l'animation promotionnelle, bien aidé par les moyens considérables dont disposait un groupe prospère, qui possèdera longtemps - quel luxe ! - son propre réseau d'affichage. Mais le ver était dans le fruit: le temps passa, les attentes du consommateur évoluèrent, et les concurrents ambitieux que sont Delhaize et Colruyt eurent pour eux l'avantage de la cohérence. Colruyt, qui a développé un savoir-faire opérationnel exceptionnel, ne sera longtemps pas perçu comme une menace. Jusqu'à ce que la visite d'un discounter soit pour le public "statutairement acceptable", et que le fastidieux système des cartes perforées disparaisse. Partie de réseaux plus modestes, la concurrence eut pour elle l'avantage de pouvoir construire sa croissance sur un modèle et un réseau homogène. GB est au début de la décennie '90 dans la délicate situation inverse: son net leadership en part de marché repose désormais sur un large parc aux performances très contrastées, et se paie par des lourdeurs d'organisation.

C'est donc une enseigne leader mais en crise qu'achète Carrefour en 2000. Rétrospectivement, on ne peut pas formuler à Carrefour le reproche d'avoir exporté et imposé "son modèle" au réseau belge. On lui fera plutôt grief d'avoir mis si longtemps à s'apercevoir qu'il y avait plus d'un cadavre dans le placard. D'avoir perdu un temps précieux à faire son deuil des canards boiteux pour mieux se concentrer sur ses fondamentaux. Bien des magasins condamnés aujourd'hui étaient structurellement malades dès l'origine.

La faute aux syndicats?C'est l'autre antienne que l'on entend répéter sans cesse comme origine de tous les maux. Et là aussi, il faut rester raisonnable. Il est incontestable que le climat social au sein de l'enseigne a toujours été particulièrement délicat. Que les syndicats ont plus souvent qu'à leur tour campé sur des positions de principe, bloqué toute perspective d'évolution de situations notoirement préjudiciables à la santé de l'entreprise. Mais les délégués du personnel n'ignoraient pas eux-même l'existence de ce lourd handicap concurrentiel. Ils ont aussi été les premiers à faire circuler des chiffres inquiétants sur la rentabilité des hypermarchés, chiffres que la conférence de presse de Carrefour a fini par confirmer. Il y a certainement eu des occasions manquées de travailler en concertation. Difficile d'attribuer la responsabilité de cette crispation aux seuls partenaires sociaux. Dont on comprend qu'ils réagissent en constatant que le plan Lavinay vise la rentabilité, coupe dans les charges - et les emplois - mais se montre assez évasif sur les pistes permettant d'envisager la croissance. Proches du terrain, les délégués syndicaux sont bien placés pour juger des dysfonctionnements quotidiens qui affectent le fonctionnement de l'enseigne. En celà, ils se sont souvent montrés plus lucides que l'appareil.

Nouer le dialogue malgré tout?Le plan est mis sur la table. Il va se heurter à des réactions hostiles à la fois prévisibles et compréhensibles, à la mesure des conséquences dramatiques qu’il entraîne déjà. Le premier défi pour Gérard Lavinaysera bien entendu de faire face à la tempête sociale et de nouer malgré tout le fil du dialogue. La marge de manoeuvre est plus qu’étroite, entre le mandat dont il dispose et la capacité réelle des partenaires sociaux à renoncer à des avantages acquis (la fameuse convention paritaire 312) auxquels ils se sont jusqu’ici toujours cramponnés envers et contre tout. Un héritage du GIB Group et un sujet qui a toujours empoisonné les relations sociales dans l’entreprise, jusqu’à l’épisode récent de l’ouverture de l’hyper de Bruges Blauwe Toren. On savait déjà Carrefour excédé par l’existence de ce handicap concurrentiel, et Marc Oursin s’en était ouvert auprès de la Ministre de l’emploi Joëlle Milquet. Et l’on sait aussi que les syndicats redoutaient qu’en cédant à Bruges, il créeraient un précédent inacceptable. Autant dire que rien que sur ce seul point – et il y en a pourtant bien d’autres – les positions semblent difficilement conciliables.

A l’évidence, il faudra, passée l’onde de choc, une fameuse dose d’habileté et de courage à chaque partie pour tenter de dessiner une solution acceptable par tous. Solution que, compte tenu de l’enjeu, le pouvoir politique cherchera à favoriser. Dès ce mardi, on apprenait l’organisation de réunions avec les dirigeants d’autres enseignes de distribution, afin d’examiner les possibilités de reclassement des personnels licenciés. Et l’on est aussi frappé par la grande retenue dont font part les réactions des ministres-présidents Peeters et Demotte ou de la ministre fédérale Milquet, qui tous mettent en avant l’importance de ne pas compromettre le dialogue social. Manifestement, le monde politique, au-delà des clivages traditionnels, veut préserver les chances du dialogue, et mesure aussi le sérieux de la crise vécue pars l’entreprise. Il est parfois bien placé pour en juger: il est de notoriété publique que siègent (ou siégeaient) au conseil d’administration des personnalités qui lui sont parfois assez proches.

Un défi qui reste entier?Un coupeur de têtes, Gérard Lavinay, un nettoyeur? Ce serait une mauvaise caricature. Plusieurs de ses concurrents belges nous ont fait part de l’estime qu’ils ont pour lui.

Des confrères français sollicités lors de sa désignation nous avaient dressé un portrait plutôt élogieux de cet homme de 48 ans, expert en logistique et sincèrement passionné par le commerce. Ses premiers mois de présence à la tête de l’entreprise n’ont pas fait mentir cette réputation. Loin de s’être enfermé dans son bureau en technocrate disséquant les chiffres, il a multiplié les visites sur le terrain, et n'a pas manqué d'y relever des incohérences. Imaginons un instant que son plan, au bout de difficiles négociations, aboutisse. Il aura encore bien besoin de tout son talent pour remettre sur rails une organisation dont on sait qu'elle pèche dans son efficacité opérationnelle. A quoi bon revoir les concepts, affiner les assortiments, dynamiser la communication, développer des gammes de plus en plus convaincantes, si c'est pour que le produit ne soit au final pas toujours en rayon ?

Et si Carrefour réinventait Bigg’s?C’est l’un des avantages du «parler-vrai» cher à Gérard Lavinay: on ne se gargarise pas de langue de bois. Autant le test de Lier est décrit comme positif, et trace la voie des futurs "petits hypers", autant celui du magasin plus vaste de Bierges est assumé comme un flop: la clientèle est déroutée, et ne se reconnaît pas dans cet exercice, qui nous avait nous-même laissé une impression mitigée. Alors on se remet au travail, on explore de nouvelles pistes, en puisant ouvertement l’inspiration dans les ressources internationales du groupe, lui-même à la recherche d’un deuxième souffle pour le format sur lequel il s’est bâti, l’hypermarché.

Un nouveau chantier est donc en cours à Schoten et à Waterloo/Mont-Saint-Jean, deux des quelques «véritables» hypermarchés du parc belge de Carrefour, puisque trop de magasins offrent des compromis peu convaincants: déjà trop grands que pour éviter les inconvénients pratiques de la formule, et pas assez que pour mettre en scène et en valeur ses atouts. Waterloo: un magasin dont Gérard Lavinay nous avoue qu’il le souhaiterait, s’il le pouvait, plus grand qu’aujourd’hui. La remarque est-elle innocente? Toujours est-il qu’elle nous fait aussitôt revenir en mémoire l’épisode Bigg’s. Une formule qui ne faisait finalement qu’anticiper certaines des pistes aujourd’hui à l’étude, le business est comme l’histoire un éternel recommencement. S’est-il encore trouvé à la tour d’Evere un ancien pour raconter à Gérard Lavinay l’aventure Bigg’s? C’est peu probable hélas: la prometteuse parenthèse Bigg’s a été refermée sans ménagement par un de ses prédécesseurs, et ceux qui la bâtirent ont rejoint d’autres horizons, emportant avec eux un précieux know-how.

Gérard Lavinay fixe en tout cas rendez-vous à la mi-mars pour la réouverture du magasin de Waterloo transformé (il en avait à vrai dire bien besoin), et qui livrera à l’entendre de nouvelles raisons de croire à l’hyper. Nous en acceptons d’autant plus volontiers l’augure que certaines des pistes évoquées semblent assez intéressantes. En langage Carrefour, l’initiative correspond au vaste chantier international baptisé «Réenchanter l’hyper» (sic), un projet profondément louable sur le fond. Mais dont on nous permettra juste, pour parler vrai à notre tour, de juger l’appellation un brin pompeuse, plus propre à ravir un distingué aéropage de consultants franco-français qu’à impressionner le très pragmatique et ironique bon-sens belge.

La franchise, modèle dominant?Conséquence de l'après 24 février: c'est un Carrefour bien différent qui se profile à l'horizon, si le plan aboutit. La 2e mort de la fameuse "boule rouge" GB disparue voici 3 ans. Avec un parc d'hypers écrémé, mais cherchant encore les bonnes formules. Et des formats supermarchés et proximité aux concepts désormais définis, mais où l'exploitation en franchise constitue désormais la norme. Mine de rien, c'est près de la moitié de ses supermarchés intégrés que Carrefour se propose de fermer ou céder. Il ne conservera en propre que 36 supermarchés. Au-delà du seul cas Carrefour, c'est un moment-clef pour le retail belge. A l'exception notable du Hard Discount et de Colruyt (l'enseigne, le groupe possédant aussi Spar), la dynamique du format supermarchés repose aujourd'hui prioritairement sur l'activité d'entrepreneurs indépendants. Ce ne sera pas le moindre défi que de les rassurer, se montrer pour eux un partenaire fiable. Car le traumatisme du 24 février pourrait aussi redistribuer les cartes, et apporter des arguments aux enseignes challenger, certes moins puissantes en termes de parts de marché, mais qui revendiquent la relation de confiance que permet d'établir un réseau à taille humaine.

Y a-t-il des alternatives?Il y a bien des scénarios possibles en cas d'échec de la proposition de plan, mais aucun qui soit véritablement plus favorable. Si Carrefour jettait l'éponge, quelle que soit l'identité du ou des repreneurs éventuels, il ne faut pas s'attendre à ce qu'ils acceptent des handicaps que Carrefour juge intenables. Ni Albert Heijn, ni Delhaize/Red Market, ni Colruyt, ni Mestdagh, ni le Groupe Louis Delhaize, ni qui que ce soit ne voudra de magasins sans aucune perspective de rentabilité, ou n'acceptera de maintenir un coût à l'heure prestée supérieur à celui pratiqué dans son propre réseau.

Faut-il sauver le soldat Carrefour?Oui, et trois fois oui. La crise vécue par Carrefour n'est une bonne nouvelle pour personne. En déclenchant des grèves dans le réseau, elle risque déjà d'avoir un impact sur les volumes de nombreux fournisseurs. Son magasin Carrefour fermé, le client ira bien entendu acheter ailleurs, mais peut-être pas aussi souvent, et il n'y trouvera pas nécessairement les mêmes articles, compte tenu de la largeur d'assortiment proposée par l'enseigne.

Même pour les concurrents, une déstabilisation brutale du marché n'est sans doute pas réellement souhaitable. Somme toute, ils profitaient jusqu'ici parfaitement de la méforme de leur rival, en lui grignotant régulièrement des parts de marché. La fermeture déjà acquise de magasins va accélérer le processus. Mais l'hypothèse d'un échec du plan Lavinay les obligerait probablement à devoir eux-même entrer dans la danse et se porter candidats à des reprises partielles, plutôt que de laisser champ totalement libre à leurs rivaux ou pire encore à un nouvel acteur étranger. Les principaux concurrents belges de Carrefour ont les moyens nécessaires, et même une palette de concepts tout prêts à accueillir pareille hypothèse sans cannibalisation excessive. Mais il savent aussi que la digestion d'une telle acquisition n'est pas si simple. Et que casser sa tirelire n'est pas toujours bien accueilli en bourse.

Pour le consommateur, la perspective de voir la concurrence se restreindre n'est jamais une bonne nouvelle.

Et puis terminons là ou nous avions laissé notre éditorial. Toute cette journée, et pour des semaines encore, le personnel de Carrefour lira jusqu'à la nausée des jugements négatifs sur son entreprise. Notre titre, qui suit au quotidien l'actualité de ce secteur, connait bien sûr ces faiblesses. Mais il n'oublie pas non plus qu'il lui a été donné de rencontrer dans cette entreprise des gens formidables, tout aussi talentueux qu'ailleurs. Qu'il a vu s'accélérer dans certains domaines des progrès énormes, apparaître en rayon des produits remarquables. Oui, il y aussi dans le réseau Carrefour des magasins performants, agréables et remarquablement tenus, des assortiments parfois supérieurs à ceux de la concurrence, des équipes dévouées et talentueuses. Elles ont récemment fait apparaître de nouveaux concepts qui offrent de belles promesses. Nous formons le voeu qu'elles puissent demain les faire aboutir, et conserver le feu sacré malgré l'ambiance pesante que fait naître cette douloureuse actualité.